les grandes portes noires... [libre]

Le fourgon s'est arrêté. Je n'ai pas cherché à savoir combien de temps je suis restée enfermée dans cet espèce de cercueil, ballotée à chaque fissure dans la route comme un paquet de viande. Je ne suis que le bétail qu'on emmène à la boucherie. Ou l'animal qu'on emmène à l'abattoir. A votre avis, quelle image est la plus juste ? Choisissez, moi, je considère les deux comme valables. Il fait très noir, mais je vois très bien. Enfin non, je ne suis pas non plus nyctalope, mais comme ça fait un moment qu'on crapahute dans des chemins tous plus impraticables les uns que les autres, mes yeux de merlan ont fini par s'habituerà l'obscurité.

Je suis toute seule dans ma boîte, tel le diablotin prisonnier du cube. Je n'ai jamais aimé ces jouets, je les ai toujours trouvé effrayants, mais maintenant, je comprends pourquoi ils jaillissent aussi brusquement quand on soulève le couvercle. Arf, Tsuki, tais-toi, tu racontes encore n'importe quoi. Oui mais en même temps, je n'ai pas grand chose d'autre à faire. En fait, ma solitude est une illusion, parce que de l'autre côté de la paroi, il y a le conducteur et les hommes qui l'accompagnent. Je n'ai pas cherché à savoir s'ils sont policiers ou quoi ou qu'est-ce, en fait je me fiche de savoir quel métier ils font. Qu'ils soient avec moi ou de l'autre côté de la paroi, de toute façon, le problème est le même. Ce n'est pas avec eux que je vais me taper la discute. Imaginez un peu : "bonjour, moi c'est Seiserea, et vous ?"

Ahaha. La bonne blague. Ils sont morts de peur, les pauvres. Non mais franchement, ne dit-on pas : "les petites bêtes ne mangent pas les grosses" ? Ils ont la trouille, les jetons, et tout ce que vous voulez encore. Les pauvres. Ils n'ont peut-être jamais demandé à conduire des dangers publics en prison.

Tsuki, ta gueule, tu vas encore passer pour la gentille petite fille compatissante. Ces mecs-là, ils me haïssent. Je ne les connais ni d'Eve ni d'Adam, mais ils me détestent. Moi, ça me donne envie de vomir. Non, c'est pas le mal des transports (enfin je crois, remarque vu comment ça secoue...), c'est plutôt le fait que pour eux je suis un monstre. Un vrai. En chair et en os. Je suis la bête qu'ils doivent mener à l'abattoir. Ils ont peur de se faire mordre, mais d'un autre côté, il leur est inimaginable de m'adresser la parole. Parce que, vous savez, les animaux, ça ne parle pas.

Aouch. Il ya eu un truc. Soit un arbre en travers de la route, soit un pauvre bestiau qui a traversé au mauvais moment, soit un éclair qui a frappé juste devant le moteur, soit une panne d'essence, soit une soucoupe volante garée en travers de la route. Allez Tsuki, arrête tes conneries, on est arrivés.

J'ai franchement du mal à me faire à l'idée que je vais passer je ne sais pas combien de temps en prison pour un crime que je n'ai pas commis. Comment ça, je regrette ? Vous voulez me provoquer ou quoi ? Jamais je ne regretterai mon geste. Mettez-vous bien ça dans le crâne.

Ayaaaaah c'est quoi cette lumière ? Il est fou, lui, il veut m'aveugler ou quoi ?

-Allez, sors de là.

Et le voilà qui tend le bras et qui me chope au passage. Putain, il fait mal en plus, ce con. Mais plutôt mourir que de lui montrer que j'ai mal. Et sans ménagement, il me tire hors du corbillard dans lequel je viens de passer des heures. Attention à la marche...

Raaah putaiiiin quel est le con qui a laissé traîner une flaque de boue ici ? Ca y est, en plus d'être dans le coltar, je suis dégueulasse. J'essaie de me relever. Waoooow ça tourne. Ok laisse tomber poulette, assieds-toi et attends que ça passe sinon c'est ton nez qui finira dans la flaque de boue... Mais le policier ou qui qu'il soit n'est pas d'accord. Et lui de me choper l'épaule dans une poigne de fer, et de me mettre debout.

-Aïe !

Cette fois je n'ai pas pu m'en empêcher. Je n'ai pas pu prendre mes médicaments aujourd'hui et comme je n'ai pas fait d'exercice ma cheville est fragilisée. Je lance un regard noir au policier. Forcément, il a l'habitude des gros balourds qui montrent les dents dès qu'on les approche, et là il est face à une fille minuscule avec des yeux de koalas. Compassion ou pas, surprise ou pas, je reste sa marchandise et il peut me malmener comme bon lui semble, je ne dirai rien, moi. Il suffit de regarder mes yeux fuyants pour comprendre que moi aussi je suis morte de trouille.

Il pleut des cordes. Et j'entends l'orage qui gronde au loin. Pff, on n'y voit pas à deux mètres et à chaque pas je m'enfonce dans le sol. En plus, j'ai de l'eau dans les yeux, je vois que dalle... Le policier me tire à sa suite et on s'arrête. J'ouvre les yeux et je regarde devant moi. Et là je manque de hurler de peur.

Nom d'un chien. Nom de nom de nom d'un chien. Putain de bordel de merde. D'un coup, je n'ai plus l'impression d'être un animal à l'abattoir ou de la viande dans une boucherie, mais plutôt une âme pêcheresse qui s'apprête à en trer en enfer. Les grilles sont hautes. La porte est gigantesque. Immense. Enorme. Géante. Et le métal mouillé paraît noir sous les trombes d'eau qui s'écrasent à sa surface. Mais où est-ce qu'on m'a envoyé ? Enfin je sais bien que la prison c'est pas Tivoli, mais là c'est grave. Je redoute déjà ce qui m'attend à l'intérieur. En fait, j'ai été briefée mais aucune parole ne peut traduire le sentiment qui est en train de s'emparer de moi. L'horreur la plus profonde et la peur la plus saisissante. Vous savez, c'est comme quand on vous dit d'aller voir un film d'horreur, "fais gaffe, ça fait peur" et puis vous y allez quand même et quand vous êtes devant l'affiche, vous faites moins le malin. C'est exactement ça sauf que c'est pire.

Je respire un grand coup. J'ai tenu ma promesse jusque là... Courage Tsuki. Pour une fois dans ta vie sois courageuse. Tu te bats pour ton amie.

Je me tourne vers le policier qui est immobile à ma droite.

- On attend quoi en fait ?

Pas de réponse. Un regard noir gonflé de dédain. Ah oui, c'est vrai. Les animaux ne parlent pas.